La dérision publique s’accorde malignement pour accabler le métier du lampiste, et certains caricaturistes ont fait de ce travailleur le symbole des subalternes qu’on exploite. Parler d’un lampiste à un voyageur, c’est faire surgir l’image du lumignon rouge ponctuant la queue du train qui s’efface. Mais si le voyageur en conclut que le lampiste est un homme simple, dont la seule corvée est d’allumer un quinquet, c’est là, faut-il le dire, jugement hâtif, radical et bien léger, aussi injuste qu’inexact.

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Le lampiste, comme vous et moi, est un homme qui pense, qui sent, qui réfléchit ; il a des devoirs précis et sérieux à l’égard de la corporation cheminote. Il garde de ses obligations professionnelles la nette conscience - et c’est une vérité - qu’elles dispensent au rail une part de la sécurité du trafic : il se sentirait coupable envers les usagers et envers tous ses collègues s’il travaillait avec légèreté. C’est là, d’ailleurs, une licence que le lampiste ne saurait se permettre ; comme tous les camarades du service actif, dont il achève en quelque sorte l’ouvrage, il est l’esclave de sa montre. A la minute fixée, le disque rouge, impeccable, doit être accroché à la rame en partance : faute du signal de protection requis, le convoi stagne en gare ; il n’est pas de chef de train, pas un sous-chef de gare qui donnerait l’ordre du départ sans avoir l’assurance de la présence de cet appendice indispensable au bout du convoi. Et bien vite, sans la ponctualité exemplaire du lampiste, ce serait la désagrégation des horaires
Pourtant, c’est un homme qu’on ne voit guère, tant ses allées et venues sont discrètes et mesurées. Où donc ce serviteur zélé cache-t-il ses activités sédentaires ? Trouver le lampiste n’est pas toujours aisé. Si vous ne le découvrez pas ployé sur l’énorme lanterne qu’il colporte au long des pistes et au travers des voies ou bien tendu à l’arrière d’un fourgon, il demeurera invisible ; et vous aurez peine, à moins d’être de la maison, à dénicher la loge où il s’affaire à la préparation de son matériel et des ingrédients lampants que celui-ci consomme. C’est que la nature même des combustibles et des autres matières odorantes et huileuses qu’il manipule à longueur de journée a fréquemment fait reléguer notre homme dans un abri quelconque, parfois rudimentaire, souvent à l’écart des bureaux clairs et des autres locaux plus soignés. Dans une quasi-solitude, cet agent consciencieux range, astique, répare et soigne avec sollicitude tout son attirail d’éclairage ; il tient aussi, tout à proximité, son petit dépôt de pétrole, d’huile, de carbure et d’autres produits graisseux, d’où émane, en permanence, une exhalaison acre et lourde, qui colle aux murs et aux vêtements, indélébile.
Seul son appareil téléphonique relie le lampiste d’une façon tangible à la communauté locale, qui le trouve toujours servi able à souhait et prêt à répondre illico à un S.O.S. impérieux ; toujours, le train extraordinaire ou le convoi détourné en mal de couverture réglementaire recevront, au premier appel, remède à leurs maux. Et surtout n’allez pas croire que, pour le lampiste, un disque est un disque ! Que non ! Il les a tous catalogués ; il sait leur identité, leurs voyages, leur rotation, leurs qualités particulières et leurs petites déficiences, qu’il s’applique à corriger. Sa vigilance est réelle, et je n’en connais pas qui, pris à l’improviste, ait manqué de moyens pour répondre à une demande urgente.
Le lampiste est un homme prévoyant qui connaît son affaire jusqu’au bout des doigts et se ménage des réserves. Avec lui, point de mécompte : tout est catalogué dans sa mémoire, tout est paré comme il se doit ; son chef peut être tranquille, il n’aura pas de surprise désagréable.
La bonne volonté manifeste du lampiste, son initiative, sa complaisance élargissent son champ d’action et le mettent à la disposition, inlassablement, de qui réclame son aide. Sans bruit, inaperçu, ce modeste œuvre diligemment 24 heures sur 24. Bien sûr, c’est l’équipe qui fait les trois huit. Mais que ce soit Jules, Pierre ou Jean, pour le passant, c’est le lampiste. Ils sont tous si semblables dans leur comportement ! Il n’est pour lui nulle intempérie, nul coup de chaleur, l’heure reste l’heure, et il faut être costaud pour accomplir sans faiblir, avec une régularité d’horloge, son simple mais rude travail.
Dans le rouage gigantesque de notre machine cheminote, il n’y a pas de dernier maillon. Chacun est aussi indispensable que son voisin. Seule l’électrification envahissante fera s’éteindre cette fonction méritoire. Si d’aucuns forment le train, le lampiste, lui, le protège : de jour, son disque bicolore dit à tous que le convoi est entier, et, dans la nuit, dans la brume et le brouillard, cette lumière qu’il fait brûler à l’extrémité de la rame suffit encore à la faire découvrir à tout moteur qui pourrait surgir impromptu et à prévenir ainsi une collision fatale.
Certes, le lampiste n’allume pas la lampe merveilleuse d’Aladin, mais celle-là n’éclairait qu’un conte ! La flamme qu’il accroche au bout du train est une flamme tutélaire, bien réelle, qui veille avec une régularité qui n’a d’égal que le dévouement inlassable du cheminot à la sécurité du trafic. A ce titre, le disque lumineux du lampiste est un symbole.

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Source: Le Rail, septembre 1960
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